Petite chronique d’une guerre : les derniers Juifs

Je suis psychanalyste, je parlerai donc en tant que tel. Le psychanalyste que je suis est toujours intéressé de savoir qui parle, à partir d’où, au nom de qui ou de quoi, et à qui. Question d’adresses si vous voulez – des adresses, ma foi, qui ne sont pas nécessairement connues, ni même de ceux qui parlent. S’il est des choses que le psychanalyste sait, c’est par exemple qu’il ne sait pas d’emblée ni même jamais tout à fait entre qui cela se joue, par-delà les premières apparences. Les paroles des analysants nous arrêtent, nous interpellent.

Au printemps 2013, je ne réalisai pas encore à quel point ma pratique est une affaire proprement politique, tant dans mon cabinet qu’en dehors. Et je n’envisageais point que je consacrerais dans l’année qui suivrait bientôt une bonne part de mon temps à faire de la politique, à l’extérieur de mon bureau. Aujourd’hui, en cet automne 2014, il m’apparaît obligé de partager quelques expériences, faites entretemps. Elles sont surprenantes, je dirais même stupéfiantes. Il faut que quelqu’un s’en rappelle. J’entreprendrai donc d’en communiquer quelques unes. On pourrait baptiser cela Petite chronique d’une guerre.

La guerre, dit-on, est violente, meurtrière : elle surgirait là où des différends n’arrivent pas à être résolus par le débat, dans un échange d’idées, par des concessions de part et d’autre. La politique en revanche serait le terrain plus civilisé de la persuasion, des arguments, des actes aussi, ceux qui créent du nouveau, qui débloquent la situation, qui rendent possible une coexistence paisible, durable. Est-ce exact ?

Si politique il y a, il y a exercice du pouvoir : il s’agit ni plus ni moins d’exister, d’avoir sa place, de la prendre, de l’imposer, de ne pas disparaître comme les espèces en danger. Et il s’avère que le combat pour exister, au moins chez certains, ne peut être mené qu’au détriment d’autrui: j’existe, ergo j’élimine. Solution simple, et finale, comme on dit autrefois. J’aurais donc pour ma part plutôt tendance à croire que la politique n’est jamais qu’une manière de faire la guerre, sans l’avouer ouvertement.

Alors, que s’est-il passé en 2013 ? Depuis quelques années des rumeurs circulaient au Grand Duché. Une loi se préparait, sembla-t-il, qui allait réglementer les pratiques psychothérapeutiques, le métier des psychothérapeutes. Les rumeurs n’étaient pas fausses. Voilà qu’arriva en effet le projet de loi 6578 : au début de l’été 2013, un texte de loi à venir est enfin accessible aux praticiens que nous sommes, directement concernés, comme tous nos collègues, psychanalystes ou autres.

Première surprise : il s’agit d’une loi portant création de la profession de psychothérapeute. Surprise, puisque le naïf que je suis, avais toujours pensé que les psychothérapeutes, ça existait déjà. Mais, croyez-moi, il ne s’agit pas d’un « lapsus calami » des auteurs du projet : le but de la loi est bel et bien de créer quelque chose. Et par la même occasion de liquider tout le reste, comme si cela n’existait pas. Freud, qui comme on le sait, aurait évidemment tout eu faux et serait aujourd’hui définitivement dépassé, aurait appelé cela du déni de réalité, voire du rejet de réalité. Pas si bête que ça, somme toute.

Une anecdote que je ne suis pas prêt à oublier illustrera la chose.
À l’initiative des psychiatres et pédopsychiatres, plusieurs associations professionnelles de gens concernés par le projet de loi, quatre en fait, se réunissent pour une discussion. L’objectif n’est pas annoncé d’avance, mais on peut croire qu’il s’agit d’échanger des idées, de tâter le terrain, pour sans doute se mettre d’accord sur quelque chose. Et il se fait qu’assez vite la discussion, après quelques rounds préliminaires, s’oriente, encore une fois à l’initiative des psychiatres et pédopsychiatres, vers la formulation d’une proposition, à adresser au législateur. Ce dernier se trouve en effet dans une impasse, puisqu’il a fini par mesurer l’énormité d’un projet de loi qui risque d’une part de reléguer dans l’illégalité quantité de praticiens expérimentés, formés d’une manière ou d’une autre, et utilement actifs tant en pratique privée que dans les institutions, et d’autre part d’invalider quantité de formations acceptées à l’étranger, parfaitement valables et qui toutes contribuent à maintenir un pluralisme de l’offre.

Les psychiatres et pédopsychiatres, les médecins généralistes et les psychanalystes de la SPL dont je suis, sont d’accord pour proposer d’amender l’article 3.2 du projet de loi, afin de réglementer le port du titre de psychothérapeute seulement, sans interdire les pratiques psychothérapeutiques.

Les représentants des psychologues quant à eux doivent soumettre cette proposition aux membres de leur association. C’est démocratique, c’est normal. Par ailleurs ils semblent qu’ils soient plus enclins à adresser une autre proposition à la Commission de la santé de la Chambre des députes. Ils proposeraient seulement d’assouplir les mesures dérogatoires temporaires prévues par l’article 20 du projet de loi, ce qui devrait permettre à tous les praticiens déjà au travail de continuer à exercer.

Et puis, l’un de ces psychologues très psychologues, dit quelque chose : une chose extraordinaire, mémorable si pas recommandable. Il dit, en s’adressant à nous, psychanalystes : « Vous serez alors la dernière génération», c’est-à-dire les derniers qui auraient le droit de se nommer psychothérapeutes et d’exercer la psychothérapie, même accessoirement ou occasionnellement, sans avoir fait des études de médecine ou de psychologie au départ, et sans avoir ensuite parcouru une formation universitaire en psychothérapie à la manière luxembourgeois, ou une formation universitaire équivalente à cette dernière.

Je suis psychanalyste, donc j’écoute. Le psychanalyste que j’essaie d’être, essaie de comprendre ce qui se dit, à l’insu de qui le dit, souvent. Ce professionnel essaie de faire entendre à qui lui parle, ce que celui-ci est en train de dire, sans s’en rendre compte, parfois littéralement et parfois en lieu et place de ce qu’il dit actuellement, ou à coté de cela, en plus. Et je me demande : ce monsieur, qui vient de dire « vous serez alors la dernière génération », s’entend-il vraiment parler ? Prend-il acte de ce qu’il tient ? À qui croit-il parler ? Et qui croit-il être qu’il puisse parler ainsi à autrui ?

Permettez-moi de traduire. Cet homme nous dit : « Vous serez les derniers Juifs. Nous ne vous exterminons pas, mais nous vous stérilisons. Vous ne vous reproduirez plus, en tout cas pas au Luxembourg. Ici, vous ne transmettrez plus votre savoir, votre éthique, votre technique. Ici vous disparaîtrez en tant que tels dès la prochaine génération, puisque toute personne qui exerce la psychothérapie, même accessoirement ou occasionnellement, donc vous y compris, devra passer par la machine à conformer d’un cursus académique à la manière luxembourgeoise ». Et ce cursus, ma foi, qui vient à peine d’être établi, et qui doit encore faire ses preuves, est au Luxembourg tout sauf un modèle de pluralisme. Il ne s’y trouve pas une seule trace de psychanalyse, pas même de lecture de textes psychanalytiques. Et qui plus est : il n’est pas accessible à qui ne serait pas au départ soit psychologue soit médecin.

Il faut savoir que nous préconisons à la SPL (Société Psychanalytique du Luxembourg), à l’instar de Freud, le droit à l’existence de la psychanalyse laïque, celle qui est exercée par des gens dûment formés à la psychanalyse, mais qui ne sont ni psychologues ni médecins.

Question, qu’il faut poser en toute logique à cet homme, psychologue diplômé, et qui, j’ose l’espérer, ne parle pas au nom de tous ses collègues psychologues : « Si nous psychanalystes et tutti quanti sommes les derniers Juifs, qu’est ce qu’alors le psychologue qui nous parle ainsi  ? »

À vous, cher lectrices et lecteurs de répondre.

2 Comments

  1. Des arguments très fins face à l’opportunisme allié à l’ignorance institutionnelle.  Il s’agit d’éliminer la concurrence, et, d’une façon malheureusement typique,  de solliciter la protection de l’État dans cette prétention. Qui parle dès lors ?

    La personne intelligente (qui doit faire preuve d’ouverture d’esprit, donc être “psychanalyste”, comme vous le décrivez) est perdante à chaque fois contre l’appétit du borné qui ne cherche qu’une chose, et qui a depuis longtemps compris que sa force face aux “éclairés”, aux autrement privilégiés,  vient justement de là.

    Cette dynamique date d’avant Freud, et le surpasse à chaque coup.

    Disons que si la politique s’intéresse aux relations entre citoyens dans la cité, il s’agit ici d’un geste “extra-politique”, un peu comme celui du voleur à main armée dans la rue le soir.

    Franchement, dans votre intérêt, et dans celui des citoyens luxembourgeois : ne vous laissez pas faire.

    • Au risque de légèrement déplacer le sujet de la discussion, j’aimerais m’inscrire en faux contre l’idée que le « voleur à main armée » serait aux antipodes de la politique qui, elle, s’intéresserait aux « relations entre citoyens dans la cité ». 

      Tout d’abord, parce que rien ne s’oppose à ce que le voleur en question soit lui-même un citoyen (et il l’est, la plupart du temps) et parce que le vol à main armée constitue, malheureusement, l’un des types de relations entre citoyens dans la cité. Un type de relation auquel la politique s’intéresse d’ailleurs de près par le biais du code civil ou du code pénal.

      Pour aller plus loin, il existe, selon certains politologues une similarité de fond entre le vol à main armée et la pratique politique elle-même. 

      La politique, au sens institutionnel du terme, repose sur un rapport et une lutte de pouvoir. Il se distingue d’autres types de pouvoir, comme le pouvoir économique, le pouvoir idéologique ou le pouvoir militaire auxquels ils peut ou ne peut pas s’articuler. Dira-t-on que le coup d’état ou le putsch de l’armée contre le pouvoir politique institué n’est pas un acte politique ? Une révolution, serait-elle un acte extra-politique ?

      Il n’en reste pas moins qu’en tant que pouvoir, le pouvoir politique se caractérise par ses moyens de coercition. Il suffit d’un acte aussi banal que la non-observation d’un feu rouge pour s’en rendre compte. Le pouvoir judiciaire se charge de nous le rappeler à toute occasion.

      Si bien que Gianfranco Poggi, dans son traité sur l’Etat, en vient à penser « que le bandit, qui force les personnes à lui remettre leurs possessions sous la menace d’une arme, peut apparaître comme le prototype de la figure politique » (Poggi (1990). The State, it’s Nature, Development and Prospects. Berkely : BUP, p. 4) Il s’agit d’une définition de principe, pas d’une caractérisation de personnes. Bien que là aussi, les mélanges soient tout à fait possibles et réels.

      C’est la raison pour laquelle je souscris entièrement à ce qu’en écrit J.-C. Schotte : «  Si politique il y a, il y a exercice du pouvoir : il s’agit ni plus ni moins d’exister, d’avoir sa place, de la prendre, de l’imposer, de ne pas disparaître comme les espèces en danger. Et il s’avère que le combat pour exister, au moins chez certains, ne peut être mené qu’au détriment d’autrui: j’existe, ergo j’élimine. » 

      Cette formulation me semble décrire de manière particulièrement judicieuse une très vaste part « des relations entre citoyens dans la cité ». Et le pouvoir politique, l’Etat plus précisément est systématiquement partie prenante dans ce type de relations de « vol à main armée ». Je dirais même plus: l’Etat est le lieu même, l’arène où ces relations de pouvoir, de revendications de pouvoir, d’éliminations et d’exclusions se joue. 
      Je me permettrai de citer un autre penseur du pouvoir politique à ce sujet :

      Max Weber dit que l’État est le monopole de la violence légitime. Et je corrige en disant : c’est le monopole de la violence physique et symbolique légitime. Les luttes à propos de l’État sont des luttes pour le monopole de ce monopole …  (Pierre Bourdieu, Sur l’État, Raisons d’agir/Seuil 2012, p. 545) 

      La lutte « à main armée » (symboliquement parlant, càd la lutte de pouvoir) pour le monopole des psychothérapies est une lutte politique. 

      C’est une lutte des intérêts particuliers de certains individus, dotés d’un pouvoir institutionnel, culturel et politique (des professeurs l’Université, des fonctionnaires du Ministère), pour le monopole d’une pratique professionnelle. Et cette lutte se fait sur le terrain du monopole de la légitimité, c’est-à-dire sur le terrain l’État par le moyen d’une législation. 

      Qui dit monopole, dit évidemment élimination et exclusion – dans le langage politiquement plus correct « règlementation » – de tout ce qui pourrait porter atteinte à ce monopole.
      Cette leçon a peut-être été la plus difficile et la plus choquante à concevoir pour nous au début. Rompus aux discussions académiques et scientifiques de nos formations, de nos groupes de travail, nous nous attendions à ce que des arguments, des discussions, des réflexions ou encore de simples faits pèsent de tout leur poids dans les différentes positions et décisions qu’adoptent les acteurs politiques (au sens le plus large) dans cette lutte.
      Grande fut notre surprise, et je crois que nous avons tous mis un certain temps à nous y habituer, de constater que ces arguments, que ces réflexions, que ces discussions ou que les faits que nous pouvions évoquer n’avaient aucun effet, et même n’intéressaient quasiment personne. Par contre, quand de telles discussions atteignent la presse ou sont adoptées par tel ou tel acteur doté de pouvoir dans le champ politique, les choses changent du tout au tout.  

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