Jean-Claude Schotte

Jean-Claude Schotte

La logique des maladies : le principe du cristal

La logique des maladies : le principe du cristal

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 8)

 

En utilisant les statistiques du DSM ou de la CIM, on décide qu’il y a trouble, voire qu’il y a quelqu’un qui trouble l’ordre sociétal, non pas en référence à des dysfonctionnements explicatifs, à des causalités en panne qu’on mettrait en évidence à travers des procédures permettant de cerner le phénomène apparent à travers la construction de faits contraints, mais en fonction de comportements que l’on observe et recueille. Et en choisissant ces comportements-là sans expliquer les processus-sous-jacents qui les déterminent, on risque de les choisir uniquement parce qu’on estime qu’ils sont incongrus, parce qu’on juge qu’ils sont déviants par rapport à la « normalité », parce qu’on les évalue.

Mais on a tendance à oublier que cette normalité n’est jamais autre chose qu’un code de conduite social plus ou moins singulier, tout sauf universel, peut-être éthique, mais parfois simplement économique. On est alors dans les préjugés irréfléchis, égocentriques ou ethnocentriques, impossibles à négocier tant avec les patients eux-mêmes qu’avec des cliniciens qui n’utilisent pas ces statistiques.

Je suis malade … Aïe! Ouf!

Je suis malade … Aïe ! Ouf !

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 7)

 

Le « psy » peut apprécier une situation clinique, avec ou sans le patient, mais s’en tenir là et voir comment les choses évoluent au cours du travail. Il n’établira pas nécessairement un diagnostic. Beaucoup de psychanalystes refusent ainsi d’en établir.

Si le « psy » en établit un qui doit être officialisé, il y a de fortes chances qu’il l’établisse en utilisant les nomenclatures des manuels statistiques tels le DSM et la CIM ‒ des nomenclatures malheureusement parfaitement superficielles, qui tiennent davantage d’une définition conventionnelle qu’elles ne résultent d’une exploration d’hypothèses explicatives. Il le fait à des fins administratives, pour que les divers acteurs concernés puissent s’entendre sur le problème à traiter et les procédures de traitement supposées efficientes face à ce problème. Toute la question est de savoir si le clinicien y croit, à son diagnostic, ou s’il joue le jeu parce qu’il n’a pas le choix, parce qu’il n’a pas d’autres idées en la matière ou parce qu’il est simplement cynique.

La normalisation dissimulée par les chiffres?

La normalisation dissimulée par les chiffres ?

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 6)

Comment les auteurs du DSM (le manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) ou d’autres manuels similaires tels la CIM (la classification internationale des maladies) font-ils pour déterminer qu’il y a « trouble mental » ou « maladie mentale » ? Sur la base d’observations réitérées d’ensemble de symptômes, statistiquement traitées, déclarent-ils. Ils auraient « constaté » quelque chose d’à peu près pareil quantité de fois, avec des variations qu’ils éliminent par le biais des moyennes. Et ils feraient donc la part des choses sur des bases scientifiques.

Faut-il accorder foi à ces déclarations ? J’en doute.

Parler sans s’entendre parler

Parler sans s’entendre parler

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 5)

En prenant un exemple, quelques données météorologiques indiquant vraisemblablement des retombées du changement climatique fortement discuté parmi les spécialistes, en examinant ce que ces chiffres signifient concrètement pour quelqu’un dans son travail quotidien, un viticulteur vinificateur, j’ai cherché à problématiser ce qu’il faut bien appeler le fétichisme des chiffres : la croyance naïve que les chiffres reflètent immédiatement la réalité, toute la réalité, rien que la réalité.

Les chiffres, proposés sous la forme de moyennes statistiques ou autrement, ne sont pas le reflet pur et simple d’une réalité en soi, même s’ils sont exacts. Ils peuvent être à côté de la question. Il y a ces chiffres-là, et il y en a quantité d’autres. Ils n’expliquent pas quelque chose, ils sont au contraire à expliquer. Ils peuvent d’ailleurs être compatibles avec plus d’une explication. Et ils ne dictent certainement pas comment agir à partir de là. Et puis, il y a des choses qui ne se laissent pas écrire en chiffres, mais qui n’en sont pas moins réelles.

Le fétichisme des chiffres

Le fétichisme des chiffres

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 4)

Pour promouvoir la psychothérapie « scientifique », chose qui n’existe pas, ses avocats n’hésitent pas à faire appel aux chiffres : les statistique en particulier, ça fait très sérieux. Et cela impressionne le public laïc, des législateurs par exemple qui n’ont la plupart du temps au fond aucune idée de ce que la recherche scientifique concrète exige.

Ces laïcs croient par exemple que ce qui est scientifique est vrai, sans plus, alors que toute vérité scientifique est au contraire une vérité extrêmement conditionnelle : telle ou telle hypothèse (je dis bien hypothèse, donc proposition, et non praxis, donc acte) est vraie mais seulement à la mesure d’une procédure précise. Cette dernière a été conçue par un chercheur en fonction de ses questions et ses hypothèses : il crée des conditions expérimentales que l’on ne retrouve quasiment jamais telles quelles quand on a affaire à du phénomène en dehors d’un laboratoire.

Quant aux chiffres, il faut les questionner, examiner leur pertinence, ne fût-ce qu’en demandant ce qui est chiffré et ce qui ne l’est pas, qui a décidé ce qu’on quantifie, quel est son point de vue, et quelles questions cette prise de position empêche de poser ou présuppose résolues. On a parfois l’impression qu’il suffit de donner quelques statistiques pour que des gens pourtant doués d’une faculté de juger, suspendent toute réflexion propre. Ils réagissent comme si les chiffres étaient la réalité, toute la réalité, rien que la réalité : ils fétichisent les chiffres. Et ils oublient que ces chiffres eux-mêmes ne dictent pas comment s’y prendre à partir de là, qu’il y a un gouffre entre ceux-ci et les actes à poser dont les conséquences ne sont pas chiffrables ‒ sauf dans les fantaisies des spécialistes de l’ingénierie sociale, ceux que Hannah Arendt, dans ses réflexions sur les Pentagon Papers, appelait « les spécialistes de la solution des problèmes ».

« La médecine n’est pas une science mais un art »

« La médecine n’est pas une science mais un art »

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 3)

Certains psychothérapeutes prétendent exercer la psychothérapie « scientifique ». Et ils prétendent même exclure certains collègues de l’exercice du métier de psychothérapeute au nom de la « science » qu’ils sont eux capables d’administrer mais pas les autres. Au meilleur des cas, ils se trompent de registre, sans conséquences, au pire des cas, ils s’autorisent d’une imposture.

Mon médecin de famille est plus malin ‒ et infiniment plus honnête. Fort d’une longue expérience de plus de 30 ans, il me dit un jour ceci : « La médecine n’est pas une science. C’est un art. Et ça devrait être un art individuel ». C’est-à-dire : elle devrait être exercée par un individu pour un individu. Voilà une position raisonnable, sans prétentions excessives, réaliste aussi, sans tromperie, sans aucune dissimulation. Est-ce dire que mon médecin n’a pas été formé aux sciences biologiques, à l’étude de toutes sortes de fonctionnements et dysfonctionnements dont il voit les retombées chez ses patients ? Non. Prétend-il alors être un artiste qui produit des œuvres d’art ? Non, bien sûr que non.

La prétention au pouvoir au nom de la science

La prétention au pouvoir au nom de la science

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 2)

Un scientifique est un scientifique, sans doute. Et on peut même expliciter ce que cela signifie, en interrogeant sa façon de formuler et de mettre à l’épreuve des énoncés qui expliqueraient certains phénomènes qui ne peuvent être ces phénomènes–là, « certains » phénomènes et pas d’autres, qu’à la condition d’avoir été cernés et construits dans un ordre de raison, eu égard à une causalité présumée spécifique et autonome.

Un psychologue peut ainsi être un scientifique et pratiquer la recherche scientifique psychologique, si tant est que la psychologie ait un certain objet de recherche, une ou des causalités psychiques, qui lui soient propres ‒ question qui mérite déjà toute une discussion en soi, et qui implique notamment le départage du champ sociologique et du champ psychologique.

On remarquera d’ailleurs que bon nombre d’écrivains, romanciers et dramaturges notamment, sont de très fins psychologues, sans jamais prétendre pratiquer la psychologie scientifique. On aurait tort de croire aujourd’hui qu’ils ne puissent rien nous apprendre au sujet des humains qu’ils mettent en scène à travers leurs personnages. Il y eut même un temps où la lecture d’œuvres littéraires était jugée, et à mon sens à juste titre, une des formations indispensables aux futurs psychiatres, tout autant que d’autres formations, d’ordre biologique, psychopathologique et clinique.

Les déclarations solennelles ‒ après-coup

Les déclarations solennelles ‒ après-coup

(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 1)

Dans le Land du 23 décembre 2016, M. Peter Feist consacre un article très critique, Der ganz normale Wahnsinn, au fonctionnement de certaines personnes au sein du Conseil Scientifique de Psychothérapie.

Dans le Land du 6 janvier 2017, M. Gilles Michaux, une des personnes visées, utilise son droit de réponse, mais pas pour répondre aux critiques massives à son adresse (voir la Gegendarstellung en bas de page). Être accusé en tant que représentant d’une corporation (Zunft) de pratiquer le népotisme (Vetternwirtschaft), ça n’est pas rien. Ne pas y répondre est pour le moins curieux. Quoiqu’il en soit, il s’arrête uniquement sur le dernier paragraphe de l’article, somme toute secondaire, même si ces quelques phrases en fin d’article illustrent bien une certaine manière d’exercer le pouvoir.

Il clarifie ainsi dans sa Gegendarstellung non son attitude dans le Conseil scientifique de psychothérapie à l’égard des psychiatres, mais celle qu’il occupe à l’égard de la « Psychoanalyse », ou de ce qu’il appelle aussi la « psychoanalytische Therapie » ou encore « psychodynamische Verfahren ». Les trois désignations ne sont pourtant nullement synonymes, et on ne peut les utiliser indistinctement sans méconnaître la psychanalyse, sa formation spécifique, ses pratiques, ses théories, son épistémologie, sa manière de construire du social, et son éthique.

Juristische Unsicherheit

(L’interview qui suit a paru dans le Tageblatt du 23 février 2015. Les propos ont été recueillis par Luc Laboulle.)

notAcouchTageblatt: Das Parlament wird über ein neues Gesetz abstimmen das den Beruf des Psychotherapeuten etabliert und gleichzeitig auch regulieren und besser schützen soll. Braucht Luxemburg eine solche Regelung?

Jean-Claude Schotte: In den Medien wurde in den letzten Monaten viel Panik verbreitet. Es wurde von Scharlatanen gesprochen, die Geld ergaunern wollten. Die Gesundheitsministerin hat sogar noch einen drauf gesetzt, als sie vor zwei Monaten im Fernsehen behauptete, ohne Reglementierung würden die Scharlatane aus dem Ausland nach Luxemburg kommen. Doch ich frage mich, wo die Zahlen sind, die dies belegen? Wo sind die Studien, die beweisen, dass es so viele gefährliche Scharlatane gibt? Die einzige Organisation, die über Zahlen verfügt, ist die “Patientevertriedung“, die zwei bis drei Beschwerden pro Jahr zählt. Das ist sehr viel weniger als die Beschwerden über Ärzte, deren Beruf gesetzlich reglementiert ist.

Tageblatt: Wie ist die Situation in anderen europäischen Ländern?

Petite chronique d’une guerre : les derniers Juifs

Je suis psychanalyste, je parlerai donc en tant que tel. Le psychanalyste que je suis est toujours intéressé de savoir qui parle, à partir d’où, au nom de qui ou de quoi, et à qui. Question d’adresses si vous voulez – des adresses, ma foi, qui ne sont pas nécessairement connues, ni même de ceux qui parlent. S’il est des choses que le psychanalyste sait, c’est par exemple qu’il ne sait pas d’emblée ni même jamais tout à fait entre qui cela se joue, par-delà les premières apparences. Les paroles des analysants nous arrêtent, nous interpellent.
Au printemps 2013, je ne réalisai pas encore à quel point ma pratique est une affaire proprement politique, tant dans mon cabinet qu’en dehors. Et je n’envisageais point que je consacrerais dans l’année qui suivrait bientôt une bonne part de mon temps à faire de la politique, à l’extérieur de mon bureau. Aujourd’hui, en cet automne 2014, il m’apparaît obligé de partager quelques expériences, faites entretemps. Elles sont surprenantes, je dirais même stupéfiantes. Il faut que quelqu’un s’en rappelle. J’entreprendrai donc d’en communiquer quelques unes. On pourrait baptiser cela Petite chronique d’une guerre.
La guerre, dit-on, est violente, meurtrière : elle surgirait là où des différends n’arrivent pas à être résolus par le débat, dans un échange d’idées, par des concessions de part et d’autre. La politique en revanche serait le terrain plus civilisé de la persuasion, des arguments, des actes aussi, ceux qui créent du nouveau, qui débloquent la situation, qui rendent possible une coexistence paisible, durable. Est-ce exact ?