La logique des maladies : on se comprend pas, mais cela s’explique
La logique des maladies : on se comprend pas, mais cela s’explique
(Des mots, des ouvrages, des actes et des normes 11)
Omne simile claudicat[1]
Certains cliniciens refusent de formater la rencontre avec les patients. Cela ne les intéresse pas de cataloguer des symptômes, d’autant moins que ceux-ci sont au fond ambigus et indéterminés. Ils n’ont pas pour but d’établir un diagnostic au moyen de questionnaires basés sur des manuels statistiques. Ils essaient de ne pas orienter d’emblée l’entretien en introduisant des critères d’évaluation qui sont extérieurs à la situation clinique elle-même.
L’attitude que ces cliniciens adoptent envers leurs patients peut être comparée à celle que Marcel Mauss demande de la part de l’ethnographe.
Le psychanalyste en l’occurrence part du principe qu’il ne comprend rien immédiatement, parce qu’il est confronté à un étranger. Il s’intéresse au « fait social total » en la personne de l’analysant, il accueille tout ce qui vient sans exclure quoi que ce soit a priori. Il cherche, sans savoir ni décider ce qu’il y a lieu de trouver. Il engage un dialogue pour réduire l’écart initial. Il prend son temps parce qu’il sait que le temps de son interlocuteur n’est pas forcément le sien. Il ratisse large mais il sait qu’il doit apprendre à circuler et s’orienter dans un espace peu homogène qui n’est pas le sien, dans des contrées où certains lieux sont abandonnés, d’autres recherchés, d’autres transitoires, d’autres prometteurs peut-être. Il fréquente les personnes que fréquente l’analysant, par parole interposée, il est vrai, mais en laissant l’initiative à l’analysant, il attend de voir lesquels comptent et lesquels sombrent dans l’oubli.
La comparaison s’arrête sans doute là, pour plusieurs raisons.
Comprendre, oui mais …
L’analysant paie pour un service rendu et il attend quelque chose de son psychanalyste, quelque chose qu’il croit ne pas pouvoir accomplir tout seul sans l’aide d’un professionnel étranger. Reste à voir ce qu’il attend, s’il formule une demande qui va dans le sens de la psychanalyse ou autre chose. Il est probable que le psychanalyste fasse comprendre comment il travaille et peu probable qu’il réponde à d’autres demandes qui lui donnent un rôle qui n’est pas le sien, à supposer déjà que celles-ci ne soient plus à construire mais déjà clairement articulées. Le psychanalyste essaiera plutôt de situer la demande dans la vie de l’analysant. Quoi qu’il en soit, les ethnies où séjourne l’ethnographe ne l’attendent pas pour vivre ni pour les accompagner dans la résolution de leurs difficultés.
Le psychanalyste établit le cadre. Celui-ci est un peu paradoxal, car il est destiné à ne pas diriger les manœuvres, à faire apparaître comment l’analysant les dirige déjà ou non ‒ à son insu et à son corps défendant, au moins partiellement. L’ethnographe n’établit pas ce genre de cadre, je crois.
Le psychanalyste invite son interlocuteur à ne rien omettre, alors que l’ethnographe ne va pas, j’imagine, établir la règle du jeu qui consisterait à lui dire tout, vraiment tout, y compris les rites secrets, les noms pour initiés, les confréries clandestines par exemple.
Le psychanalyste part non seulement du principe qu’il ne comprend rien immédiatement, mais aussi du principe que ce que l’analysant comprend, parfois immédiatement parfois de manière plus qu’élaborée, n’est pas forcément ce qu’il y a à comprendre par cet analysant qui peut très bien se mécomprendre et qui est invité à prendre du recul par rapport à lui-même. L’ethnographe ne demande pas explicitement que les gens qu’il étudie prennent ce genre d’écart, même s’il n’est pas dupe du fait qu’ils puissent par exemple se tromper eux-mêmes par les légendes qu’ils entretiennent.
Le dialogue que le psychanalyste et l’analysant engagent ensemble est asymétrique : l’un parle alors que l’autre se tait et écoute avant d’intervenir ponctuellement. Il se peut qu’il en soit pareil chez l’ethnographe. Mais si le psychanalyste se tait, c’est moins pour observer et puis décrire dans le respect de l’altérité, que pour permettre le transfert (Übertragung) et le travail psychique (psychische Arbeit) : il gage que l’analysant va tôt ou tard reproduire des rapports personnels, qui sont significatifs dans sa vie de tous les jours à l’extérieur du cabinet, à l’intérieur même du rapport clinique. Il se dit comme Freud que l’on ne peut pas combattre l’ennemi qui n’est pas là[2]. Et il accepte donc de porter le masque théâtral que l’analysant veut bien lui donner, ne peut s’empêcher de lui donner, s’interdit de lui donner. Tel n’est pas le rôle recherché par l’ethnographe, même s’il sera lui aussi investi par ceux qu’il fréquente, même si ceux-ci lui donnent une place.
Le dialogue psychanalytique a pour but d’accompagner quelqu’un qui cherche à « comprendre » où il en est, parce qu’il ne s’y retrouve pas ou parce qu’il n’arrête pas de s’y retrouver d’une manière qui ne lui convient plus du tout. Ce dialogue a des effets sur chacun des interlocuteurs qui s’en retrouvent potentiellement modifiés, chemin faisant. C’est même le but car l’analysant souhaite sans doute, dans la mesure du possible, de changer de place dans la vie en arrivant à dissoudre des conflits qui l’immobilisent, en arrivant à faire un autre sort (Schicksal) à tout ce qui le travaille, à tout ce qui exige de sa part un travail psychique.
Je dis : « sans doute, dans la mesure du possible », car la résistance au changement est grande (Widerstand) et la compulsion à la répétition (Wiederholungszwang) très réelle. Et parce qu’il est rare que l’analysant n’occupe socialement parlant qu’une seule place, qu’il puisse donc en changer une sans que cela se répercute sur les autres. Et parce qu’il est impossible que d’autres n’en occupent pas également, d’autres qui agissent également.
Au meilleur des cas, le dialogue continué entre un psychanalyste et son analysant permet de traduire d’une langue à l’autre, au départ étrangère, ce qui se passe. Elle aboutit alors à une compréhension plus ou moins commune (verstehen), mais tout sauf immédiate, des enjeux d’une vie singulière, par-delà tous les malentendus possibles. Mais elle aboutit éventuellement aussi à la reconstruction de cette vie actuelle, à son réaménagement dans l’actualité, à des actes qui font événement. Je ne crois pas que l’ethnographe s’attende à ce que ceux qu’il essaie de comprendre, souhaitent changer leur mode d’existence en le rencontrant.
Last but not least, Il ne faudrait tout de même pas oublier que le malentendu, ou l’autrement entendu, est dans certains cas inscrit dans la logique même de certains types de malade. Ceux-ci ne cherchent pas du tout à établir à partir d’une divergence primordiale une compréhension plus ou moins commune. Au contraire !
Dans ce cas on n’arrive pas à se comprendre (verstehen), mais cela ne veut pas dire qu’on ne puisse rien en dire ! Et pour cause : cela s’explique (erklären), cette impossible compréhension commune.
L’irréductibilité des plans d’activité humaine
Oh là la ! Voilà un mot anathème : expliquer, expliquer l’humain ! Non mais ! Vous manquez du respect, monsieur !
Pas du tout.
Le chercheur qui s’intéresse à l’humain, peut adopter plus d’une attitude. Aucune ne mérite d’être absolutisée. Ce qui compte, épistémologiquement parlant, c’est de bien saisir à quel jeu on joue, without category mistake. Il s’agit de l’humain, il ne faut donc jamais perdre de vue la spécificité de l’humain.
Mais cette spécificité n’implique pas les mêmes contraintes en toutes circonstances : ces contraintes varient selon l’attitude privilégiée. Parle-t-on en tant que moraliste qui jauge des conduites ? Prétend–on travailler l’humain ? S’agit de le rencontrer malgré son étrangeté parfois radicale ? Ou s’agit-il en premier lieu de rendre intelligible cette spécificité sur divers plans d’activité ?
Il me semble qu’un clinicien comme Freud ne s’y trompe pas. Les méthodes qu’il adopte varient selon la perspective. Freud, autrement dit, est tout sauf un réaliste qui croit que l’humain, c’est l’humain, et que la seule attitude possible et même légitime soit d’aller à sa rencontre comme clinicien praticien.
Pour expliquer le fonctionnement psychique, il procède noso-analytiquement. En tant que métapsychologue, il applique le principe du cristal : il théorise l’appareil psychique en le découpant en instances ou systèmes en référence aux brisures que les diverses maladies psychiques révèlent chacune à sa manière, isolément des autres[3].
Mais lorsqu’il a affaire à un patient concret, son attitude est bien différente. Il applique d’autres méthodes, l’anamnèse par exemple, l’écoute flottante, et aussi l’interprétation, pas trop sauvage quand-même, comme il sied à un psychanalyste lorsqu’il a à faire à des analysants classiques, empêtrés dans une problématique névrotique. Et il demande au patient de parler sans censurer quoi que ce soit, comme cela vient, en associant librement, sans rien exclure a priori[4]. Il ne le soumet pas à des tests pour éprouver des hypothèses.
Les règles du jeu changent parce que le point de vue n’est pas du tout le même. Ici il s’agit de théoriser, d’expliquer, voire de prouver. Là il s’agit au contraire d’accompagner quelqu’un ‒ c’est cela, le sens originaire du mot therapoon en grec ancien. Voilà, ma foi, un point de vue que je ne récuse pas du tout, celui du compagnon de route, dans la mesure où je suis moi-même un praticien. Mais il y a autre chose que ça.
Le dialogue que j’engage avec un analysant n’explique pas encore pourquoi ce quelqu’un que je respecte ou non dans son altérité, est en effet quelqu’un d’autre, digne de respect ou non, c’est-à-dire : de la Personne. Ce dialogue présuppose que tout un chacun soit un autre institué dans son altérité, d’une part et un autrui respectable, responsable de lui-même comme d’autrui, un autrui à qui l’on attribue des devoirs autant que des prérogatives, d’autre part. Mais ce dialogue ne rend pas intelligibles tous les tenants et aboutissants de cette institution elle-même.
Or, les processus que l’on met en œuvre dans la rencontre, sont exactement ce qu’il y a lieu d’expliquer dans la perspective des sciences humaines, plus exactement dans la perspective d’une sociologie explicative.
À poursuivre.
[1] « Toute comparaison boîte ».
[2] Freud S., Zur Dynamik der Übertragung, in Studienausgabe. Ergänzungsband, Behandlungstechnik, p. 168.
[3] Voir à ce sujet Schotte J.C., Still lost in translation 2. Méditations, cartésiennes et anticartésiennes, Norderstedt, Books on Demand, 2014, p. 19-24.
[4] Schotte J.-C., ibidem, p. 9-10.